(Première version de l'article 14 janvier 2016)
Dans le cadre de la formation en didactique des langues et du français langue étrangère à l’Université de Perpignan Via Domitia, les étudiants découvrent ce qu’on appelle l’apprentissage réflexif d’une langue inconnue (« ARLI »). S’appuyant sur le concept du « noticing » mis en avant par Richard Schmidt (1990), mais aussi sur certaines idées empruntées aux travaux sur l’autonomie (par ex. le développement de l’activité métacognitive), l’ARLI permet aux étudiants de se mettre à la place de l’apprenant tout en essayant de comprendre les joies et les frustrations de l’apprentissage d’une langue nouvelle.
Partant d’observations « naïves », c’est-à-dire d’un vécu tel qu’il est décrit dans un carnet de bord ou tel qu’il reste en mémoire, les étudiants découvrent comment le développement de pratiques réflexives permet non seulement de faire avancer son propre apprentissage, comme le prétend Schmidt, mais aussi (et surtout) d’analyser les comportements et les dispositifs en vue de l’enseignement.
Dans cet article, que je dédie à trois anciennes étudiantes kazakhes, Dinara, Darya et Anar, qui ont suivi avec enthousiasme plusieurs de mes cours, je propose de partager quelques-unes de mes propres observations « naïves » à travers une série de billets postés sur mon blog entre 2013 et 2016 qui ont fait l’objet de discussions en cours, tantôt en lien avec la démarche réflexive, tantôt en lien avec les théories de l’acquisition. Ces différents postes sont aujourd'hui réunis en un seul article.
Le thème de l’enfance constitue le fil conducteur de cet article, avec un regard qui est à la fois celui du parent-linguiste et celui de l’enfant que j’ai été. Dans un premier temps j’aborde l’acquisition du langage à travers deux observations, avant d’évoquer le déséquilibre qui se produit lorsqu’un locuteur compétent dans sa langue se trouve en difficulté en langue étrangère. Puis il est question de culture littéraire avec une réflexion sur la place qu’occupe le loup dans les livres pour enfants.
Un deux, un trois
Apprendre à compter constitue l’un des chantiers classiques de l’enfant qui appréhende le monde à travers le développement du langage : l’enfant voit et entend compter ses parents, ses frères et sœurs, et on compte avec lui, tout en rangeant ses jouets, en boutonnant sa veste, etc. Assez tôt, l’enfant commence à copier : il entend certaines choses qui reviennent très souvent, puis finit par comprendre que cela nous fait plaisir qu’il les répète, et voilà qu’il « parle ». Mais comment apprend-il à dire les chiffres et les nombres vraiment ?
Prenons l’exemple de ma fille âgée de deux ans. Elle a commencé à compter en répétant. Quoi de plus simple ? Sauf que ce n’est pas si simple finalement. Premièrement, elle a commencé à partir de « two » (elle parle surtout en anglais avec moi). Autrement dit, dans un premier temps, alors qu’elle entendait « one two », elle ne retenait que la dernière syllabe ; puis on aurait dit qu’elle fournissait la partie manquante par anticipation, on disait « one », elle répondait « two ». Sauf qu’un jour elle a fait les choses autrement : je dis « one », elle me répond « three ». Pourquoi ce changement ? A-t-elle oublié subitement la suite « one two » ? Faisait-elle de la sur-anticipation ? L’explication est peut-être ailleurs. Étant habituée à entendre son père dire « three » après chaque fois qu’elle disait « two », j’en ai déduit qu’elle prenait cela comme une sorte de correction : papa dit « one », elle enchaîne avec « two », papa corrige en « three ». En effet, quand un enfant manipule des mots pour la première fois, on passe du temps à les répéter avec lui pour renforcer en quelque sorte leur prégnance. Mais voilà que le fait de compter nous pousse à faire autrement ; on ne répète plus le mot que dit l’enfant, mais on cherche systématiquement à enchaîner, à donner la suite.
Quand ma fille a dit pour la première fois « cat » je n’ai pas cherché immédiatement à enchaîner avec « dog ». Si j’avais fait cela, peut-être qu’elle aurait fini par appeler un chat un chien... Mais le chien c’est une autre histoire, comme on le verra dans la section suivante. Sans parler du loup.
Papa est une jolie fille
« Pour la plupart des noms, le genre est arbitraire. Ce n’est que pour une partie des noms animés qu’il y a un lien entre le genre et le sexe de l’être désigné ; c’est ce que certains appellent le genre naturel. » (Grevisse & Goosse 2001 : §457)
En français, le genre (masculin/féminin) n’a souvent rien à voir avec le sexe, étant donné le lien arbitraire entre le choix du genre et les éléments désignés : si on dit « une table », ce n’est évidemment pas parce que les tables sont de sexe féminin ; si on dit « le placard », ce n’est pas parce que les placards sont des garçons. Mais cela ne se passe pas toujours ainsi, et au-delà des pseudo-motivations que l’on établit parfois entre le choix du genre des formes jugées particulièrement féminines ou particulièrement masculines, il reste la catégorie des noms animés qui prennent le genre dit « naturel » (avec des exceptions bien sûr, notamment dans des cas d’emplois métonymiques).
Qu’en est-il concrètement de la mise en place de l’opposition masculin/féminin chez l’enfant ? Par là je veux dire qu’en dehors de la question de l’acquisition du genre sur le plan strictement grammatical (par exemple, le fait de faire précéder un nom par le bon déterminant ou le fait de lui assigner un épithète accordé), je souhaite m’intéresser à la gestion du genre naturel, c’est-à-dire là où il y a une correspondance entre le choix du genre et le sexe des noms animés. A partir de quand note-t-on véritablement la différence sexuée ? A partir de quand lui associe-t-on un genre (en dehors des désignations morphologiquement non marquées telles que papa, maman, etc. qui arrivent très tôt) ?
Cette question me taraude surtout depuis que ma fille (alors âgée de trois ans) m’a traité de « jolie fille » (on jouait en français). Tout d’abord, soyons clairs, je n’étais ni déguisé ni maquillé ce jour-là, et ma barbe n’était pas particulièrement bien taillée. Je crois tout simplement que pour ma fille le genre féminin s’employait par défaut dans une sorte de généralisation à partir de son expérience : son monde à elle s’accordait au féminin, c’est donc ce genre qu’elle a imposé « naturellement » aux autres acteurs (et actrices) avec qui elle interagissait. Et là où mon fils pouvait dire tranquillement que son papa était un « joli garçon », pour ma fille il y avait un problème du fait de la différence de sexe. Il en allait de même pour son doudou (un chien) qui était « elle » quand elle en parlait (mais jamais « *ma chien » ni « ma chienne »). Même phénomène quand elle jouait à la maîtresse : tous les garçons devaient répondre « présente » et non « présent ».
De deux choses l’une, soit ma fille était une féministe avant l’heure, soit la question du genre naturel n’était pas encore résolue, avec les formes féminines s’imposant par défaut du fait d’un langage fortement féminisé dans l’input qu’elle recevait.
Au moment où j’ai rédigé ce texte pour le blog, je me demandais comment allait se poursuivre la masculinisation de son monde. Et j’ai dit que j’allais me contenter d’être « heureuse » en attendant de voir. Une semaine plus tard, j’écrivais ce postscriptum :
« Ce soir, en faisant l’appel (ma fille jouait encore à la maîtresse), je réponds ‘présente’, comme le bonne papa que je suis et voilà qu’elle me dit : ‘non, pour les garçons c’est présent !’ Voilà, c’est fait, je suis un papa heureux désormais ! »
Trop fort le perroquet
C’est ainsi, avec mon nouveau titre de papa heureux (et en pleine lecture de Jules Verne avec mon fils), que j’ai décidé de regarder le reportage réalisé par la BBC à la fin des années 1980 sur le voyage de l’ex-Monty Python, Michael Palin, Around the world in 80 days. Au tout début du premier épisode, avant même d’entamer son tour du monde, on donne un conseil typiquement britannique à Palin : surtout ne pas tenter de parler aux locaux dans leur langue car on s’en sortirait forcément moins bien qu’eux ; toujours parler sa langue afin de garder sa dignité, son flegme.
Si un tel conseil fait sourire dans le contexte du reportage, il n’en reste pas moins qu’on a parfois l’impression, alors qu’on maîtrise à peine la langue de l’autre, de ne pas être à la hauteur, de ne pas pouvoir tout dire. C’est un ressenti récurrent chez certains étudiants étrangers qui se disent frustrés ou craignent même qu’on les prenne pour des idiots du fait de leur maîtrise « imparfaite » du français. J’ai vécu moi-même une situation similaire alors que je jouais avec une petite fille andorrane : elle parlait mieux le catalan que moi, et je me sentais bête, ou en tout cas frustré, tant je peinais à m’exprimer convenablement. De plus, je n’ai pas pu m’empêcher d’être admiratif devant son aisance en catalan. Elle m’aurait parlé en anglais ou en français, je n’aurais pas bronché, mais là elle était tellement à l’aise dans cette langue si difficile pour moi.
Cela m’a fait penser à l’histoire du jeune Anglais qui découvre, lors de son premier séjour en France, un perroquet particulièrement doué : non seulement le volatile parle, mais en plus il parle français (jusqu’alors, les seuls perroquets qu’il a rencontrés sont anglophones). Certes, le perroquet ne fait que répéter « le chien est noir wa wa wa », mais pour le petit Anglais parlant à peine français, c’est déjà une belle phrase en langue étrangère. Première impression du jeune enfant : trop fort le perroquet qui parle français !
Gare au loup
Et trop fort le loup aussi, car il occupe une place importante dans la littérature et notamment dans la littérature pour enfants. Le loup est un animal redouté par nos ancêtres, vénéré dans certaines cultures ; en France il est chassé, tué, puis réintroduit dans la nature. Des thèses entières sont consacrées à l’histoire des relations homme-loup (voir par exemple l’excellent livre de Michel Pastoureau, Le loup : une histoire culturelle ; voir aussi le site Homme et loup). Le loup est devenu une véritable source d’inspiration pour conteurs et écrivains. Le jeune Mikhaïl Boulgakov raconte dans ses Récits d’un jeune médecin une sortie de nuit où il se fait poursuivre par des loups ; c’est le summum de la peur et de la vulnérabilité de l’homme. Joan Aitken, quant à elle, imagine une Angleterre envahie par des loups menaçants dans son roman Les loups de Willoughby Chase.
En regardant de plus près les livres de mes enfants à la maison, j’ai été frappé par le nombre d’histoires de loups, dont certaines sont bien sûr connues de tous : Le petit chaperon rouge, Les trois petits cochons, Pierre et le loup, etc. Il existe aussi des versions revues et corrigées des classiques, comme Le plus malin de Mario Ramos et la géniale série de Geoffroy de Pennart dont Le loup sentimental. D’autres livres explorent des thèmes particuliers en lien avec les loups, dont celui de la peur, bien sûr, soit de façon directe (par ex. Ouste, les loups ! de Kidi Bedey et Anne Wilsdorf), soit indirectement comme en témoigne l’histoire de l’énigmatique loup dans Une soupe au caillou d’Anaïs Vaugelade, qui fait peur aux animaux dans un premier temps mais qui leur permet néanmoins de se réunir autour d’un bon repas. Et d’autres livres encore font du loup un protagoniste privilégié, un animal plutôt sympathique, souvent plus sensible qu’on ne l’aurait imaginé (par ex. Le loup qui cherchait une amoureuse d’Orianne Lallemand et Éléonore Thuillier, Grand loup et petit loup de Nadine Brun-Cosme et Olivier Tallec, et Drôle de cadeau dans le traîneau d’Anne Leviel et Martin Matje) ou simplement différent comme, par exemple, le loup végétarien qui cultive ses propres légumes pour ensuite les partager avec les autres animaux dans Un loup dans le potager de Claire Bouiller et Quentin Gréban, ou comme le loup « tordu » dans Au loup tordu ! de Pef. Et j’en oublie sûrement : les loups moins loups que les hommes, les loups mal-aimés, etc., sans parler de Cocotte et le loup, en quatrième de couverture du magazine pour 1-3 ans, Popi.
Mais pourquoi le loup et toujours le loup ? Et pourquoi tant de traits de caractère, allant du méchant loup au loup farfelu, en passant par le loup mignon et le loup sentimental ? Tout d’abord, rappelons qu’il s’agit d’un animal dont l’existence aux côtés des hommes (et des enfants) aujourd’hui en France est un pur produit de la littérature. Certes, d’autres créatures comme les ours et les dragons sont aussi présentes dans la littérature pour enfants, et dans le folklore aussi, mais elles n’ont pas la même cote de popularité que le loup. Le rapport particulier que semble entretenir l’homme avec le loup, qui est à la fois ennemi et ami, s’explique en partie par le paradoxe de la nature humaine : l’homme se montre à la fois égoïste et solidaire, prédateur et empathique (De Waal 2009). Oui, l’homme est un véritable loup pour l’homme, mais pas nécessairement dans le sens auquel on pense en premier ; et il se joue dans la littérature pour enfants toute une mise en scène des différentes facettes du loup qui sont autant de leçons pour l’humanité.
Et qu’en est-il de la littérature pour enfants dans d’autres langues ? Car si aujourd’hui bon nombre de livres pour enfants en français sont traduits d’autres langues (dont surtout l’anglais) les histoires de loups (outre les classiques) semblent être francophones surtout. Est-ce un trait particulier de la littérature pour enfants en langue française ? Si oui, pourquoi ? Quand on se penche sur l’histoire culturelle du loup en France, on s’aperçoit que la place du loup dans la vie de tous les jours a évolué, passant par des périodes de menaces partielles (le loup est chassé, il se prête alors à des moqueries, le renard lui vole la vedette), mais aussi par des périodes de menaces disons « spirituelles » (le loup est considéré comme un animal démoniaque). C’est surtout à partir de la fin du moyen-âge que le loup commence à devenir une menace directe en France, avec des loups affamés qui viennent dans les villages, qui dévorent le bétail. Les loups ont d’ailleurs perduré en France dans les campagnes jusqu’au dix-neuvième siècle tandis que dans d’autres pays, comme l’Angleterre, par exemple, ils ont été éradiqués bien avant. Qu’en est-il alors de la littérature pour enfants dans les pays où le loup existe encore à l’état sauvage ? (merci de laisser des commentaires en bas de cet article)
Pour ne pas conclure
Comme c’est souvent le cas quand on se pose des questions « naïves », les réponses scientifiques sont là pour qui veut bien les chercher (sur l’acquisition, sur l’exotisme et les frustrations, sur l’histoire des loups, sur les éoliennes qui ne tournent pas, etc.). Mais à force de vouloir mettre en avant les seules « bonnes » réponses, les processus de réflexion sont parfois occultés et d’autres questions se perdent. Ce que nous montre l’idée de l’ARLI appliquée à l’enseignement c’est qu’il est important de partir de ce qui se joue dans les ressentis de l’individu, ou dans les impressions lors d’observations, et non des faits ou des savoirs établis. Ainsi, on part du terrain pour essayer de raccorder ou confronter ce que l’on voit à ce que l’on sait déjà et non le contraire. Une telle démarche n’est pas sans rappeler la « pratique exploratoire » préconisée par Dick Allwright (2005), incitant les enseignants « ordinaires » à résoudre différents problèmes sans recourir systématiquement aux avis techniques de spécialistes.
Les quelques exemples présentés ici ne sont guère différents de ceux que peuvent donner n’importe quel étudiant en ce sens que le questionnement part toujours d’une observation qui, elle, se prête potentiellement à bien des interprétations différentes, selon les individus, selon les objectifs, tout comme elle pourrait ne déboucher sur aucune réflexion. En réalité, la seule limite dans ce genre d’approche est celle qui consiste à ne pas vouloir jouer le jeu.
Références
Aitken, J. (1962). The wolves of Willoughby Chase. Jonathan Cape.
Allwright, R. (2005). Developing principles for practitioner research: the case of exploratory practice. The modern language journal 89(3), 353-366.
Boulgakov, M. (1996). Récits d’un jeune médecin [trad.]. LGF livres de poche (coll. Biblio).
De Waal, F. (2009). L’âge de l’empathie : leçons de la nature pour une société solidaire [trad.]. Actes sud.
Grevisse, M. & A. Goosse (2001). Le bon usage (13e éd.). De Boeck-Duculot.
Pastoureau, M. (2018). Le loup : une histoire culturelle. Seuil.
Schmidt, R. (1990). The role of consciousness in second language learning. Applied linguistics, 11(2), 129-158.
Albums cités :
Au loup tordu !, P. Ferrier dit « Pef » (2012). Gallimard.
Drôle de cadeau dans le traîneau, A. Leviel & M. Matje (2008). Bayard.
Grand loup et petit loup, N. Brun-Cosme & O. Tallec (2005). Flammarion.
Le loup qui cherchait une amoureuse, O. Lallemand & E. Thuillier (2012). Éditions Auzou.
Le loup sentimental, G. de Pennart (1998). Kaléidoscope.
Le plus malin, M. Ramos (2011). École des loisirs.
Ouste, les loups !, K. Bedey & A. Wilsdorf (2009). Bayard.
Popi, Bayard jeunesse. https://www.popi.fr/
Un loup dans le potager, C. Bouiller & Q. Gréban (2009). Mijade.
Une soupe au caillou, A. Vaugelade (2002). École des loisirs.